LEGUMES ET DIAMANTS
Le monde de Truc-Anh se déploie dans une forme éclatée dont les extrémités tiennent par une force mystérieuse de gravitation. Il n’est que de regarder les deux séries de photographies qu’il présente ici: 88 Doors et L’Opéra de Stanley pour s’en convaincre.
On est d’abord frappé par ses Doors, qui s’annoncent comme un compte à rebours infernal : traumatisé par une échelle inidentifiable, on ne peut que se faire happer par cette multitude de détails et de contorsions émanant d’un noir limbique. Cette série est constituée de photographies montrant chacune une babiole agrandie et transmutée en phénomène physique : une bague de seconde main devient un maelstrom ou s’approprie tout à coup la sophistication de l’anneau des Nibelungen. Il ne s’agit pas simplement d’un changement d’échelle mais d’une métamorphose.
La deuxième série concerne Stanley, personnage solitaire évoluant dans des espaces vampirisés : Truc-Anh, paré de sa grenouillère rose, a effectué ces autoportraits dans les paysages désertiques de Norvège ou d’Amérique… On pense au personnage muet et amnésique de Paris-Texas, de Wim Wenders. C’est qu’il faut demeurer isolé, délibérément, pour promouvoir (et incarner) aujourd’hui un héros dont les aventures désuètes ne sont pas dépourvues d’une note existentielle. Le titre souligne la dimension narrative et polyphonique de cette série inaugurée en 2007 qui s’attache à « la représentation de quelques vies et de quelques morts ».
La rime visuelle qui assujettit Stanley à ses multiples réapparitions est la même qui mène à la perte des repères dans la série 88 Doors : leur motif répété fatigue l’œil toujours à la recherche d’un espace où se reposer tel Stanley dans Stanley regarde les WSOP ou Stanley chez les Incas. C’est paradoxalement leur exacte définition, la fidélité de leur rendu, qui révèle de ces pacotilles des aspects inattendus, surréels et déroutants.
Présentées ensemble, ces deux séries se réfléchissent et sont appuyées de sculptures qui semblent poser comme l’antidote d’un trop-plein d’ésotérisme et nuancer le spectaculaire envoûtement des Doors : Truc-Anh, magicien peu soucieux de révéler ses habiletés nous dévoile ses effets d’optique dans du handmade. Le pliage intitulé I was loved ramène concrètement aux surplis des Doors et à l’impression d’expansion qu’ils procurent.
Après les surfeurs et les plieurs de papier, Truc-Anh se montre un allié tardif de Gilles Deleuze, fasciné lui aussi par le pli.
Frédéric Chapon